Apprentissage implicite dans le domaine sonore : recherche et applications

Emmanuel Bigand
Laboratoire d'Etudes des Apprentissages et du Développement
CNRS UMR 5022, Université de Bourgogne
Dijon, France.

On considère généralement en psychologie cognitive que les interactions avec l’environnement sont régies par deux grandes familles de processus de traitement. Les processus de traitement dirigés par les données sensorielles (processus ascendants) informent le système cognitif des modifications physico-chimiques présentes dans l’environnement extérieur. Les processus de traitement dirigés par les connaissances (processus descendants) permettent d’anticiper l’arrivée des stimulations et de compenser des défaillances dans l’analyse sensorielle de ces stimulations. Le phénomène de restauration phonémique mis en évidence par Warren (1970) illustre la contribution des processus descendants sur le traitement auditif. Si on remplace un phonème par un bruit blanc dans une phrase, l’auditeur restaure automatiquement le phonème manquant et ne parvient pas, dans bien des cas, à réaliser la présence d’un bruit blanc dans la phrase. Qui plus est, le phonème restauré dépend entièrement du contexte sémantique de la phrase. Des phénomènes comparables ont été mis en évidence dans le domaine musical (de Witt & Samuel, 1990). Développer ces processus descendants présente des intérêts évidents pour les malentendants, et constitue l’objectif des méthodes de remédiation auditive mises en œuvre dans notre laboratoire.

Pour cela, il convient de comprendre la nature des connaissances qui déterminent ces processus de traitement dans le domaine auditif. Nous pensons qu’une grande partie de ces connaissances demeurent implicites et sont acquises par des processus d’apprentissage implicite. Cette forme d’apprentissage a été largement étudiée en psychologie cognitive durant les dix dernières années, et l’on peut montrer que les sujets parviennent à intérioriser des structures d’une très grande complexité par simple exposition passive. Dans le domaine sonore, Saffran et ses collaborateurs ont ainsi montré que l’écoute passive de séquences artificielles de phonèmes de probabilités transitionnelles variées conduit à identifier des “mots”, aisément perceptibles après apprentissage. Ces mots sont formés des phonèmes qui apparaissent fréquemment ensemble (fortes probabilités transitionnelles). Ces résultats ont été obtenus avec des adultes et des enfants, inattentifs aux séquences, chez des très jeunes bébés, et avec des séquences de notes, de timbres et de sons environnementaux. Les études menées dans notre équipe ont également permis de démontrer la puissance de ces processus d’apprentissage dans le domaine musical. Ils conduisent le cerveau à acquérir une véritable expertise musicale qui demeure implicite chez les non musiciens (cf. Bigand, sous presse).

Pour développer ces connaissances implicites dans le domaine sonore, notre laboratoire élabore actuellement des outils d’ingénierie des apprentissages auditifs en collaboration avec des rééducateurs, des médecins ORL, des compositeurs, des musicologues, des psychologues et des ingénieurs en informatiques. La figure suivante présente l’un de ces outils, qui est destiné aux enfants normaux entendant et malentendants de 2 à 10 ans. Il s’agit d’une plate-forme de jeux sonores, pilotée par ordinateur (non représenté), qui se présente comme une station de jeux traditionnels. En manipulant des figurines d’objets ou d’animaux, l’enfant produit les sons correspondants. Cette plate-forme de jeux constitue un moyen de mettre en place des procédures d’apprentissage implicite qui vont opérer sans que l’enfant ne s’en rende compte. Ces apprentissages ont pour objectif de développer les connaissances sur l’environnement sonore (sons de l’environnement, musique, langage, et bruits de type elctroacoustique), d’apprendre les régularités d’occurrence de ces sons dans des scènes auditives variées, de développer la mémoire auditive, et les capacités d’analyse des scènes sonores.

 

Plate-forme de rééducation auditive (conception Jacques Gaurrier, réalisation LEAD-CNRS).